A l’origine, un sillon est la bande de terre dont la largeur correspond à la portée de son jet de graines. C’est une trace, un geste ancien. Par dérive sémantique, on assimile le sillon à la rainure creusée dans un champ afin d’accueillir les graines à semer. Il illustre notre capacité de propager une culture à l’échelle locale. Ce terme nous montre aussi comment le sens des mots change avec les époques et les pratiques. Il nous invite à creuser nos méninges afin de garder vivantes nos mémoires et transmissions. Nous avons décidé de démarrer ce projet en tant que Sillon, groupe informel, qui évoluera peut-être vers un collectif organisé voire une association. Dès maintenant, nous pouvons partager le fruit de ces énergies au fur et à mesure de l’évolution propre du projet : si l'on sème une culture sur toute la largeur du territoire, il est un seul sillon. L’invitation à venir passer “Un été à Peyzé”, rencontre libre organisée pour la deuxième fois cette année, est née du désir de se réapproprier nos processus d’apprentissage par l’art participatif. En somme s’auto-apprendre en portant l’attention sur le geste, le faire ensemble comme relevant d’une poétique commune. Que cela soit par sagesse en temps normal ou par réalisme dans ce contexte de bouleversements majeurs, il semble important d'apprendre à se réapproprier nos terres, nos savoir et nos capacités à faire société. En expérimentant les modèles de bien commun, nous redonnons place au terrain de l’entraide où peuvent s’épanouir les communautés libres et les forêts nourricières. La petite ferme de Peyzé étant disponible pour trois étés consécutifs, une période et un terrain d’exploration des imaginaires collectifs s’offrait à nous.
La proposition était donc de se mettre en situation d’autogestion durant trois semaines en invitant chaque personne participante à proposer un atelier de sa spécialité ou à guider un chantier sur le lieu dans une posture où chacun·e est là pour recevoir et donner. En plus d’expérimenter la création d’une culture de groupe et d’organiser des échanges de savoirs sur les thématiques choisies, nous pouvions réaliser plusieurs mini-chantiers de manière très libre : de nouvelles toilettes sèches, le rangement et nettoyage des granges, le tri du bois de construction, le chaulage de deux futurs ateliers, la pose de tomettes dans l’un d’entre eux. Mais replongeons ensemble dans les aventures de cet été...
Au milieu d’une prairie limousine encore verdoyante pour ce mois d'août, nous avons commencé par monter la grande tente, lieu central, qui deviendra par la suite le cœur palpitant de notre rencontre autogérée : la cuisine extérieure. Cuisine de fortune, aménagée de bric et de broc, vieux meuble formica bleu trônant dans la terre chaotique modelée par les sabots des vaches. La cuisine c’est le lieu où, bien sûr, l’équipe chargée du repas va faire danser les marmites pour nourrir tout ce beau monde. Nous avons pu apprécier le savoir-faire de Valentin avec son four low-tech portable pour cuire les pizzas et confectionner le pain durant toute la rencontre. Mais la tente centrale, c’est aussi le lieu d’une autre cuisine, l’assaisonnement subtil qui fait prendre la sauce du collectif...
L’autogestion laisse grandement place au dialogue et à l'expérimentation. Un certain chaos créatif peut être malaisant lorsqu’on a pas l’habitude d’accepter d’aller vers l’inconnu pour mieux s’y découvrir, d’aller en dehors de sa zone de confort se confronter à ses doutes et certitudes. A plusieurs, quand on se connait et qu’on se fait confiance, cela est certes plus facile, plus rassurant. Ce joyeux désordre nous décale de nos réalités habituelles et vient bousculer nos fondements par un jeu de miroirs qui met en lumière des aspects de nous-mêmes inattendus et parfois même insoupçonnés. En faisant la popote ou à travers les activités de la journée, les participants apportent chacun·e leur petit grain de sel. Nous découvrons par exemple la construction d’un four à poterie primitif. Par chance, à Peyzé, la terre est argileuse. Tout d’abord, nous écoutons assidûment les explications puis, ensemble on creuse le trou du foyer, on dispose les briques, et on enduit avec un mélange terre paille le tout. Pour l’ouverture du four après la cuisson, c’est du one shot, on le casse, on récupère nos pièces en céramique et la terre du four revient à la terre. On est heureux, on dirait que notre four est un gros nid d'oiseaux fumant posé à même le sol abritant nos précieux œufs en train d’être couvés. Égrené tout au long de la rencontre nous profitons des connaissances de chacun·e en matière de taille de couverts en bois, de réparation de vélo, d’intelligence émotionnelle, de philo, de danse libre, de combat pacifiste, de teinture végétale, de feutrage de la laine
Par le dialogue et les connexions, les participant·s interagissent, échangent des idées et contribuent de manière dynamique à “l'œuvre” formant un réseau d'apprentissage collectif. Ces choix de posture adoptés par nos projets d’expérimentation sociétale (Hello Marseille, Permaculture Villageoise, Sillon, projet PlanB) trouvent écho dans l’éducation populaire et les théories modernes de l’éducation étudiées en université telles le cybernétisme ou le connectivisme mais plus au sens social que technologique. Des mouvements citoyens portent ces philosophies dans notre vie de tous les jours en luttant pour notre liberté d’information et d’expression, la culture libre d’internet ou l’accès aux savoirs pour tous. En facilitant la posture d'apprenant et de sachant, l’éducation populaire crée un espace d'échange réciproque, où l'apprentissage est partagé et enrichi par les contributions et les expériences de chacun·e.
Les chantiers du matin ont bien rempli nos débuts de journée. Dans la vieille étable, nous passons deux matinées à transporter et ranger un stock de bois de construction sur le haut du grenier. Au début hésitant·es, nous passons maladroitement une planche à notre voisin·e de droite qui en fait autant, puis comme les rouages d’une machine qui démarre, nous devenons chacun un engrenage d’ une grande chaîne humaine. Notre mécanique bien huilée fonctionne à merveille et en musique évidemment. Bientôt il devient même difficile de s’arrêter, vérifier si tout le monde suit dans ce grand tourbillon de poussière. Il ne faut pas se laisser absorber par la machine, toujours écouter nos bras et notre dos plus ou moins costaud. La conscience collective paye, l’attention et le soin des uns aux autres nous mène au bout de la tâche sans encombre. Nous voyons avec satisfaction le grand résultat de nos petits efforts additionnés. Lors d’Un été à Peyzé, nous avons essayé d’instaurer le “cadre libérateur”. Cette proposition est bien sûr explorée, malaxée, façonnée, tordue comme du métal sur la forge, on a tenté de lui donner la bonne courbure pour notre groupe. Le dilemme du cadre libérateur est de savoir à quel moment le cadre est approprié ou justifié à la situation et à quel moment l'enjamber pour aller plus loin. Nous avons été confronté à sa complexité avec notamment la question des drogues et de l’alcool. Il avait été convenu comme postulat de départ que nous n’autorisions pas de drogues (au sens de substances illicites) sur le lieu, et plus encore, que nous ne souhaitions personne en présence sur le lieu qui aurait consommé des substances même en dehors du lieu et serait en état modifié de conscience. De cette façon, il n’était pas possible d’aller se rouler un petit pétard dans la forêt d'à côté et de revenir comme une fleur ... avec quelques pétales de travers. Les fumeur·euses de tabac (peu nombreux·ses) pouvaient aller fumer discrètement à l’écart, à ce moment nous n’avions pas vu la nécessité de délimiter un coin fumeur. D’autre part, nous avions accepté la consommation d’alcool si elle était très modérée, c'est-à-dire sans que ça soit trop fréquent ni que cela amène à des états déplaisants. Siroter un petit verre de cidre fait maison le soir en regardant le coucher de soleil était donc bienvenu. La subtilité se niche ici. Le terme “modéré” est libre d’interprétations différentes pour chacun·e et nous avons dû débattre en cours de route du sens que nous voulions prêter à ce mot en terme de quantité. Ainsi, nous avons pu confirmer notre intérêt pour cet équilibre qu’apporte un cadre autant flexible que précis. Il nous permet de mieux définir et assumer les limites que nous voulons bien accepter en conscience à nos libertés et responsabilités. Le cadre est à considérer ici comme un outil pour grandir, une sorte de canne sur laquelle s’appuyer, un tuteur pour nos pieds de tomates. On se situe donc au-delà, pas vraiment dedans, mais on s'appuie dessus. De plus, dans notre situation sans une explication de la raison du cadre, il pouvait ressortir une sorte d’incompréhension et d’injustice : les personnes susceptibles de céder à une consommation excessive d’alcool se retrouvaient avec l’objet de leur tentation sur la table du repas, alors que les fumeur·euses devaient honteusement se dissimuler. Rapidement les frontières se dissipent, les consciences se dispersent et à peine le dos tourné, la coutume a changé et on se met à rouler et fumer à table. A ce moment, il était donc important de rappeler l’origine de ce cadre, déterminé en fonction du souhait de nos hôtes, et surtout de veiller à ce que chacun le soutienne pour que la culture se mette en place. Il était aussi important de se rappeler que chaque personne étant souveraine de ses faits et gestes, il relevait de l’engagement de chacun·e de respecter le proposito ou... de ne pas le respecter si cela n’avait aucun impact sur le groupe. Le cadre libérateur peut être repositionné sans cesse, raisonnablement, il est important de s’adapter aux situations humaines. Par exemple, pour l’alcool, nous avons demandé cette fois davantage de discrétion vis à vis des personnes qui pourraient être trop tenté à sa vue, le cadre a évolué. La grenouille au fond du puit peut tourner longtemps à la recherche d’une porte de sortie, si toutes les autres grenouilles qu’elles y croise sont comme elle. Elles peuvent se mettre à se suivre les unes les autres jusqu’à tourner en cercle indéfiniment en croyant avancer vers une sortie. Pour que ce cadre libérateur reçoive la compréhension de tout le monde, mieux vaut s’accorder sur les mots et concepts précis qui lui donnent tout son sens. Quand des individus se rencontrent, ils viennent chacun·e avec leurs référents, leur raison et leur vocabulaire. Ces référents individuels se mélangent et entrent en résonance, révélant la puissance du jeu des miroirs qui permet de se reconnaître un référent collectif. Chaque vision étant unique, même notre compréhension des mots nous ramène à la diversité sémantique dans un groupe issu de cultures et de territoires variés et c’était notre cas à Peyzé avec des participants d’horizons ou continents différents. On ne peut ignorer la dérive sémantique dans notre
société en mutation rapide. Ne serait-ce que sur les termes de consensus et consentement, dans un groupe de six personnes on trouvera peut-être sept définitions.
Nous en sommes venu à développer un jeu de carte comme support pédagogique afin de poser le vocabulaire commun de notre culture d’autogestion. On peut revoir concept par concept la signification des mots et des idées au sens utilisé dans nos discussions. C’est assez fascinant déjà de voir nos décalages de visions, mais en plus de voir l’harmonisation que le dialogue amène, d’observer l'émergence d’une cohésion de groupe. Les cartes peuvent animer des débats, aider à expliquer les bases des cercles de paroles. En prenant plusieurs cartes, on montre comment autogérer l’intelligence collective et aboutir à des décisions qui rassemblent tout le monde. L’important n’étant pas de trouver la définition exacte mais surtout de se mettre d’accord sur le choix d’une culture commune pour porter notre action..
La rencontre se clôture par un week-end de portes ouvertes le seul et unique jour vraiment pluvieux du mois d'août. Un coup de malchance et à la fois une aubaine pour la fête de pleine lune où nous faisons un feu sans craindre que l’herbe sèche ne s’enflamme. C’est
l’occasion de se rassembler pour apprécier les derniers instants de la rencontre et partager notre expérience avec amis et voisins. A celleux qui ont bravé la météo pour en apprendre plus sur des projets de la région , le collectif Egregor raconte les défis qu’ielles relèvent dans leur projet d’autonomie alimentaire, Max nous présente le réseau Reprises de Savoirs dont il est l’un des coordinateurs, Catherine nous explique la création récente de l’association des “Près survoltés” qui lutte contre l’agri-voltaisme, Alyciane anime dans l’après-midi des ateliers de médiation et traction équine, Pierre nous fait découvrir les projet arbre et haies et plein d’autres activités proposées à la ferme pédagogique du CPA de Lathus, nos voisins et futurs paysans en période d'installation nous apprennent à faire du fromage et racontent les développements de leur jeune collectif de reprise de la ferme voisine de La Lande avec l’association Terre de Lien.
Un chant emporte dans la nuit du dimanche les derniers échos dansant encore dans les flammes du feu qui nous rassemble. Le lendemain des portes ouvertes, nous prenons le temps d’échanger sur l’ensemble de la rencontre lors d’un cercle de débrief et critiques constructives. Alimentés par nos retours d'expérience, on imagine des améliorations et l’atelier nous amène à des analyses de pratique qui seront très utiles pour nos prochains projets. Faire un pas de côté, prendre du recul, conscientiser nos apprentissages ensemble, et les transmettre pour les années suivantes.
A présent, nous collectons les traces, les empreintes laissées dans nos mémoires et dans la terre. Nous poursuivrons la rédaction collective de la newsletter des écolieux autour de Limoges et leur cartographie vu les nombreux retours positifs reçus. Pour les temps à venir nous souhaitons co-écrire des textes, améliorer le jeu de carte de facilitation des cercles de parole et réfléchir à la production d’autres supports pour accompagner les collectifs dans leurs projets de réappropriation de terres. Les amitiés qui émergent depuis l’année dernière donnent envie de concentrer nos efforts vers des choses plus profondes et de saisir ces occasions pour faire converger nos chemins. Il y a des envies et des suggestions d’aller un peu plus loin en termes de contenus, d’étendre nos terrains de jeu et d’expérimentation de l’art participatif sous formes de spectacles, ateliers ou festivals, d’encourager son appropriation par les écolieux qui la diffusent ... et par tous celleux qui veulent s’organiser pour monter des projets d'intérêt général.